TENUE COMMEMORATIVE DU 9 JUIN.

Introduction

Enserré dans ses sept collines, l’enclos de Tulle fut habitué à résister aux attaques de toutes sortes. Certaines furent particulièrement sanglantes allant jusqu’à décimer la population ; ce fut le cas lors de l’invasion conduite en 1585 par le vicomté de Turenne. De telles épreuves n’empêchèrent pourtant pas la vieille cité tulloise d’exister.

Mais pourquoi fallait il encore que ce 9 juin 1944 Tulle soit soumise à la pire des barbaries ?

Pourquoi ??? Cette question demeurera probablement longtemps encore sans réponse. C’est sans doute cette incompréhension et ce refus de la barbarie, qui chaque année le 9 juin à 17 heures, rassemblent à la gare des centaines de tullistes qui se dirigent en silence vers le mémorial de Cueille. Ils parcourent ainsi le chemin séparant le lieu du supplice du lieu d’inhumation. Depuis 63 ans ce même rituel se déroule et toujours l’émotion est au fond des cœurs. L’harmonie municipale ouvre le cortège suivie des familles, des portes drapeaux, des enfants des établissements scolaires, des autorités civiles, militaires et religieuses, de la foule des habitants. Le quartier pavoisé et fleuri s’immobilise et se recueille. A chaque balcon une tresse de fleurs symbolise la présence d’une corde et évoque le souvenir d’un supplicié.

Propos historique

A l'aube du 6 juin 1944, les forces alliées sous la direction du général Eisenhower prennent pied en Normandie. La libération de l'Europe occidentale commence.

A l'aube du 7 juin 1944 et sans que cette opération soit coordonnée avec celle que je viens d'évoquer, les maquisards corréziens FTP, sous le commandement de Jean-Jacques Chapou, alias Kléber, attaquent la garnison allemande de Tulle.

Après deux journées de combat, tous les points d'appuis ennemis, à l'exception de celui de Souilhac, sont réduits le 8 au soir.

Dans le sud-ouest de la France était cantonnée la II° Panzer division SS "Das Reich" avec à sa tête le général de brigade Heinz Lammerding, forte de plus de 18000 hommes. Dès le débarquement, elle reçoit l'ordre d'acheminer une partie de ses éléments mobiles vers le front de Normandie, soit environ 8500 hommes, tout en semant la terreur sur son passage. Durement accrochée sur les ponts de la Dordogne par l'Armée Secrète de Basse- Corrèze le 8 juin, cette unité reçoit l'instruction de dégager la garnison de Tulle et fait mouvement vers celle-ci.

Il est 20 heures trente, environ, et le nuage de fumée qui s'élève de l'Ecole Normale de jeunes filles assombrit le quartier du Trech. A l'opposé de la ville, le détachement de reconnaissance de la Das Reich y pénètre, arrivant de Brive. Le repli des maquisards n'empêche pas les tirs en direction des maisons, causant la mort d'une dizaine de personnes. Rapidement les entrées de la ville sont bouclées; la population est prisonnière. Les cadavres de l'Ecole Normale jonchent le sol et vont servir de prétexte aux représailles.

Non encore informé du renversement de situation dans la ville, un groupe de Résistant de l'A.S. de tulle est pris dans la tenaille à Laguenne vers 21 heures. Six sont tués dans l'accrochage.

Le 9 juin à l'aube, lancée des quatre coins de la ville, la rafle des hommes valides commence; elle s'achèvera en fin de matinée.

La Das Reich était rodée à ce type d'action qu'elle avait mis en œuvre mainte fois sur le front de l'est, en particulier à kharkof, et qu'elle appliquera sans complexe le lendemain à Oradour-sur-Glane.

Ici tous les hommes de 16 à 55 ans sont appréhendés.

De la place de Souilhac où ils avaient été rassemblés, les otages -sûrement plus d'un millier- sont conduits à la manufacture d'Armes toute proche. Commencent alors les sélections.

Après les inévitables vérifications des papiers, les autorités de la ville et les responsables allemands choisissent "les utiles" que le Président de la délégation spéciale, nommé par Vichy, renvoie chez eux "pour que la vie reprenne en ville".

Les 600 otages restant subissent alors l'épreuve du tri devant aboutir à la désignation des futurs suppliciés, dont une affiche fraîchement apposée annonce déjà la pendaison.

Au milieu de l'après-midi, les pendaisons ont lieu sous le regard des otages épargnés.

99 otages, les mains liées dans le dos, sont conduits par groupe de dix au pied des potences de fortune équipées de cordes volées chez l'habitant. L'instinct de conservation se manifestant, il y a des gestes désespérés mais tous sont exécutés.

Les corps devaient être jetés dans "le fleuve" mais eu égard au faible débit de la Corrèze, ils sont arrosés de chaux vive et enfouis dans deux fosses creusée dans les immondices de la décharge publique de la ville, choisie par les SS. Les pompiers et les jeunes des Chantiers de Jeunesse le font sous le regard des bourreaux qui n'acceptent que bien difficilement que l'absoute soit prononcée par l'Abbé Espinasse, lui-même otage et qui avait assisté ceux des suppliciés qui souhaitaient le secours de la religion.

Pendant ce temps d'autres éléments de la Das Reich sévissent autour de tulle : 2 morts à St Paul, 11 entre tulle et Uzerche, 1 à Salon la tour, un autre à Sadroc. A Uzerche où il passe deux nuits chez l'habitant le général Lammerding ordonne et assiste à la pendaison d'un Résistant.

Le 10 au matin, les otages survivants, toujours parqués dans l'enceinte de la Manufacture d'Armes, espèrent encore leur libération. Le Préfet et son Secrétaire général obtiennent l'élargissement d'environ deux cents d'entre eux. Les 311 restants sont embarqués dans des camions pour Limoges.

La Das Reich quitte la scène pour rejoindre le front de Normandie (avec le détour que l'on sait à Oradour). Elle y sera taillée en pièce par les troupes du général Patton dans la poche de Falaise.

Les rescapés subissent à limoges un ultime tri, effectué sous la direction du docteur Lejeune, Chef départemental de la milice de la Corrèze.

Le 12 juin au soir le verdict tombe: 162 otages sont libérés, 149 partiront pour les camps de la mort dont 101 ne reviendront jamais.

Le général de brigade Heinz-Bernhart Lammerding, inscrit sur trois liste de criminels de guerre, condamné à mort par contumace le 5 juillet 1951 par le tribunal militaire de Bordeaux, est mort dans son lit à Bad-Tolz, le 14 janvier 1971.

 

Portraits :

99 suppliciés par pendaison, 101 disparus dans les camps de concentration. Six portraits pour représenter nos 200 morts tous aussi innocents les uns que les autres, tous victimes du même crime de guerre et tous toujours aussi présents dans le souvenir de leurs proches et de leurs amis.

ALBERT Charles

Né le 5 novembre 1914 à Combarel de Meyssac Corrèze.
1 m 78, châtain.
Secrétaire des services agricoles à Tulle depuis 3 ans, marié sans enfant.
Il a accompli 2 ans de services militaires au 150ème régiment d’infanterie. Caporal Chef, fait prisonnier le 9 juin 1940 à Coudun dans l’Aisne, il est libéré le 21 juillet 1941.
Le 9 juin 1944, il ouvre lui-même la porte aux allemands.
A 8 heures, il est amené pour vérification de papiers.

Pendu à 29 ans.

 

CHIEZE Louis  dit Loulou

Né le 7 janvier 1918 à Tulle, 1m,66, châtain
Il est le plus jeune de 5 enfants de Louis Pierre Guillaume Chièze, officier d’artillerie, décédé en 1930 au régiment colonial à Madagascar.
Loulou, est coiffeur, rue Jean Jaurès et célibataire.
Il vit avec sa mère âgée de 65 ans, 14 quai de la République.
Il a fait son service militaire à la 13ème section de COA. Il est réformé après 14 mois.
Le 8 juin, il est chez son frère Eugène au 52 avenue Victor Hugo.
Le 9 à 8 heures et demi, les allemands viennent  « suivez nous » .
A la mère inquiète «  Madame, soyez tranquille, tout simplement révision des papiers ».
Elle loge juste au dessus de l’office de placement allemand.
En allant à la pendaison, Jean Viacroze, déporté rescapé du camp de déportation, l’a vu partir dans le premier groupe après avoir reçu un coup de baïonnette irraisonné dans la cuisse.
Il avait 26 ans.

 

DEMAUX Marcel

Né le 3 février 1914 au Donzeil en Creuse.
1m72 cheveux noirs ondulés.
Son père est mort des suites de la guerre de 1914 – 1918.
Il a fait ses études au lycée de Guéret puis aux facultés de Clermont et de Bordeaux.
Licencié en philosophie, il enseigne à Guéret, Aurillac et à Tulle depuis 1943.
Mobilisé en 1939 dans l’infanterie à Montluçon, il combat sur la Loire. Il est démobilisé en 1940.
Marié à un professeur d’allemand du Lycée de Guéret.
Il est pris dans le quartier du Balcon, chez un ami, à 6 heures pour vérification de papiers.
Il est choisi l’un des derniers pour le supplice, peut être même le dernier après avoir été plusieurs fois et longuement interrogé.
Pendu à l’âge de 30 ans ; il laisse une veuve et un fils né en 1939.

 

ROUX Amédée Louis

Né le 7 juin 1916 à Casablanca Maroc.
Ilest le fils d’un capitaine d’intendance en retraite.
Elève à l’école industrielle Pitzburg à Fontainebleau, il obtient le brevet industriel de mécanicien monteur électricien.
Il s’engage pour 5 ans au 71ème Régiment d’artillerie à Fontainebleau, participe à la campagne dans l’Est au sud de Rethel.
Il fait partie de l’armée d’armistice et vient à Tulle en septembre 1942, au 405éme régiment de DCA.
Démobilisé en juillet 1942, il est employé chez un marchand de vin.
Marié, 2 fils 2ans et 1 an, il habite rue du docteur Valette à Tulle.
A 6 heures les allemands l'emmènent «pour voir vos papiers», lui disent-ils.
L’un d’eux sera griffé par l’aîné des enfants.
Pendu à l’âge de 28 ans.

 

TEILLE François

 Né le 1er septembre 1916 à Ussac.
Il est le plus jeune d’une famille de 7 enfants.
Mobilisé en 1939, il fait la campagne dans l’Est en qualité d’agent de liaison.
Il est démobilisé en Août 1940.
Monteur en chauffage, il vit à Tulle depuis 1934.
Rugbyman très connu en sa qualité de pilier au Sporting club Tulle.
Il travaille à la Marque comme régleur et depuis septembre 1943 à la Manufacture d’Armes de Tulle.
Il habite cité Cazeau.
A 6 heures, il est au lit.
Les allemands sont venus  « Allez – suivez ».
Il est parti sans déjeuner.
En allant à la pendaison, il bouscule une sentinelle et saute du pont Neuf dans la rivière.
Il est mitraillé sur le champ.
Il avait 27 ans.

 

 

TRESALET Louis

Né le 25 janvier 1905 à Bourg Saint Maurice, Savoie
Domicilié 24 avenue de la Bastille à Tulle
Marié, 3 enfants. 2 filles, 11 et 6 ans, et un garçon jumeau de 6 ans.
Horloger dans la rue Jean Jaurès, il sert de boîte aux lettres dans la Résistance.
Dénoncé en janvier 1944, il est arrêté puis relâché.
Le soir du 8 juin, il quitte les bois d’Orliac de Bar pour être avec sa famille.
Il est pris le lendemain matin.
Le 10 juin, une voisine est venue apporter à son épouse un papier où il avait écrit « j’ai beaucoup de peine de ne pas te voir, je ne pouvais me douter, j’ai cru … ».
Louis Trésalet est décédé à 39 ans le 25 novembre 1944 au camp de Hersbrück.

 

Introduction du texte "Devoir d'Histoire"

                  La veille de son exécution au mont Valérien, notre FrèreMartial BRIGOULEIX alias « Beaudouin » écrivait ceci à son épouse et à ses enfants :

      « Quoi qu’il arrive, on ne doit avoir aucune inquiétude à mon sujet…rien ne saurait m’abattre, ni même m’émouvoir. L’avenir est à nous dans une France libre… Que la vie sera belle après… ».

Précisément si nous voulons que la vie soit durablement plus belle après, alors nous devons nous interdire d’oublier.

La commémoration suffit elle à maintenir et raviver la mémoire, c’est la question que se pose, entre autres, Véronique NAHOUM-GRAPPE anthropologue. Ecoutons ce texte intitulé « Devoir d’histoire ».

Devoir d’histoire

En France le nom d’Oradour est familier même à ceux qui ne savent pas exactement ce qui s’est passé. A la Libération, Oradour est devenu le symbole de la barbarie nazie et a suscité un travail d’histoire et de mémoire, des articles, des ouvrages, un musée qui deviendra plus tard centre de la mémoire. Oradour est dans les manuels scolaires. Tulle a échappé à la mémoire nationale. Pourquoi ? Peut-être est-ce du au fait que les tullistes ont assisté aux martyrs des leurs après un processus de tri.

Je crois qu’il n’y a rien de plus avilissant que de trier les futures victimes devant leurs proches, de sélectionner ceux qui resteront en leur laissant la culpabilité inconsciente d’avoir pris la vie d’un autre. Peut-être faut-il aussi prendre en compte la différence de statut plus ou moins consciente entre la mort par le feu, quasi sacrificielle et « purificatrice » et celle par pendaison, souvent perçue comme " infamante et  basse" dans de nombreuses civilisations dont la nôtre. Il est troublant de constater que le poids du silence peut envahir tout l’espace de communication collective : silence dans les familles, silence sur la place publique, silence dans tout le pays… Les nouvelles générations ne savent rien, mais parfois elles sentent peser quelque chose...

Dans les années 90, Peuple et culture décide de prendre contact avec les familles des victimes. Jusqu’alors seule la commémoration annuelle rappelle ces évènements tragiques sur lesquels a pesé pendant des années une chape de silence, de non dits et de souffrances tues.

La cérémonie, le rituel peuvent commémorer sans convoquer la mémoire. Paradoxalement on peut aussi pendant quarante ans évoquer en fanfare et drapeaux, le souvenir d’une période historique douloureuse et en effacer en même temps l’histoire réelle ! La commémoration ritualisée peut alors, en se répétant, enterrer de plus en plus profondément son propre objet. Il faut revenir aux témoignages enfouis, aux souffrances réelles, aux faits avérés et précis : il faut accepter le miroir difficile de ces faits et ainsi exhumer " les cadavres dans les placards (qui, eux aussi, doivent être enterrés normalement !)", les culpabilités diffuses qui sont des ferments de désespoirs secrets et de haine détournées, matrice d’une vie politique pétrie de faussetés et de ressentiments.

Un tel travail a seulement été ébauché à Tulle et il serait indispensable de le continuer.

Qu’est-ce que le devoir d’histoire ? C’est donner sa place à la version des victimes en recueillant leurs témoignages, leur parole. A partir de là, un travail d’historien consiste à rassembler un faisceau de faits, dégager une logique historique des choses inscrites dans le respect de la parole des survivants. Il y a eu crime ici et cela a fracturé la vie des gens, il faut en faire l’histoire très sérieusement. D’autant plus sérieusement, justement documentée, sans idéologie, sans à priori, c’est ce qui fait que la victime survivante peut enfin être délivrée. Lorsque le silence est aussi inscrit dans le rapport à soi même et que la force du déni a envahi tout le champ de la conscience, entendre ou lire le récit des faits peut avoir une valeur de réconciliation avec la vie, après un moment de crise intense et d’émotion terrible. A quoi sert le souvenir de ces morts s’il n’implique pas un devoir de présence à ce qu’il aurait fallu et ce qu’il faudrait faire si on voulait vraiment lutter contre ce qui les a tués ? Dénoncer, dénoncer, à défaut de résister… Plutôt que le recueillement et la commisération, ne faut-il pas privilégier la réflexion sur la présence du passé, dénoncer les ressemblances du présent, dévoiler la permanence de l’horreur pour mieux prévenir son renouvellement ? Car qu’il s’agisse du Rwanda, de l’Algérie, de l’ex-Yougoslavie, du Soudan, du Congo Brazzaville, de la Tchétchénie ou de la barbarie nazie, l’histoire répète de terribles crimes contre l’humanité. Etre fidèle aux pendus de Tulle, c’est, en acceptant leur histoire sans trou ni blanc, réagir et agir contre les pouvoirs assassins qui les ont massacrés et continuent, sous des formes différentes à massacrer. La vraie mémoire des victimes du nazisme, c’est la résistance à tout ce qui peut lui ressembler de près ou de loin.

                                         Extraits de l’intervention « Violences d’Etat » de Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue. Tulle le 9 juin 2001.

Conclusion

Tout ce qui vient d’être dit nous amène à faire un constat amer : la civilisation n’est qu’un voile léger sous lequel sommeille le sauvage des origines. Au moindre souffle de vent mauvais, ce voile est susceptible de se déchirer, libérant ainsi des instincts que l’habileté d’une poignée de manipulateurs peut facilement déchaîner à des fins personnelles, contraires à nos idéaux d’humanistes.

Il faut le reconnaître, hélas, l’Humanité a d’avantage de science mais pas plus de sagesse qu’autrefois.

C’est pourquoi, nous avons le devoir de combattre l’oubli mortifère qui se plaît à creuser des abîmes entre l’horreur et le présent. L’oubli est la mort du passé. Le souvenir est une continuation de la vie et, à ce titre, les victimes de Tulle sont, par excellence, les délégués de toutes les victimes de l’Histoire auprès de notre mémoire. Leurs voix venues des ténèbres nous interpellent et se mêlent à celle de Sylvie Germain qui, dans « Les échos du silence » soumet à notre méditation ces mots sublimes et bouleversants :

Citation de Sylvie germain

« Si l’on se penche sur les erres de ce siècle prédateur, on peut voir trembler en leur fond des regards par millions, hallucinés de faim, de souffrance et d’effroi. On peut entendre des voix par millions crier, gémir, supplier et réclamer leur dû de vie volée, de justice, de sens et de lumière. Tous ces pas sont des suaires où, par myriades, affleurent les visages des victimes.

Mais aussi attentivement que l’on scrute ces traces noircies de sang et de larmes, on n’y décèle ni regard, ni voix de Dieu, nul reflet de sa face qui se serait inclinée vers les hommes en détresse et leurs enfants suppliciés pour répondre à leurs cris, leurs appels, à leur attente illimitée et demeurée vacante.

Devant un tel silence, on est tenté de conclure au scandale, à l’outrage, car tous ces pas de fauve qui apposent sur la terre, avec une folle prodigalité, leur suaire de mort et d’infamie, semblent autant de preuves de l’absence de Dieu ou, pire, de son indifférence. »

Le devoir de mémoire, qu’un lien indéfectible unit à la civilisation humaine, est une tâche d’homme sans laquelle l’humain n’aurait pas d’avenir. Il s’impose à nous comme s’impose à nous le devoir de vigilance, d’indignation et de révolte. Il n’est pire tyran, en effet, que l’incommensurable bêtise de la tolérance aux déviances et de la soumission servile. Au fil des siècles, trop nombreux furent ceux qui abdiquèrent au nom du confort, au nom de la productivité, au nom du prestige, au nom de l’égoïsme ou de tout autre prétexte dévoyé, lâche et fallacieux et acceptèrent ainsi que soient théorisée, codifiée, rationalisée la haine des autres.

Dans ce poème, Paul Eluard glorifie le souvenir et nous apporte un message dans lequel l’espoir et l’amour l’emportent toujours sur la haine.

Frères, cette aurore est vôtre,

Cette aurore à fleur de terre

Est votre dernière aurore.

Vous vous y êtes couchés

Frères, cette aurore est nôtre

Sur ce gouffre de douleur.

 

Et par cœur et par courroux

Frères nous tenons à vous

Nous voulons éterniser

Cette aurore qui partage

Votre tombe blanche et noire

L’espoir et le désespoir.

 

 

La haine sortant de terre

Et combattant pour l’amour

La haine dans la poussière

Ayant satisfait l’amour

L’amour brillant en plein jour

Toujours vit l’espoir sur terre.

Paul Eluard

Nous savons bien que la bête immonde peut être portée au cœur de gens d’une banalité confondante, d’êtres ni pervers, ni sadiques, effroyablement normaux en apparence. Et cette banalité du mal pose clairement la possibilité de l’inhumain en chacun d’entre nous et rend la question des génocides, passés, actuels et à venir, encore plus terrifiante. Le Darfour en porte, aujourd’hui, témoignage.

Mais les mots du poète se veulent rassurants quant à la capacité de clairvoyance de l’être humain, au plus profond duquel se côtoient pourtant le pire et le meilleur. Au milieu des aveugles, il existe toujours, fort heureusement, des hommes de cœur, à l’œil exercé, à la vigilance toujours en éveil, prêts à donner l’alerte, prêts à secouer les consciences endormies et à leur rappeler les tristes leçons du passé.

Sachons voir et porter la lumière autour de nous quand rôdent les prédateurs de l’ombre. Sachons aussi entendre et reconnaître la voix étouffée des visionnaires qui donnent l’alerte avant même que nous n’ayons pressenti le danger. Et puis, tous ensemble :

 SOUVENONS NOUS – TRANSMETTONS – ESPERONS.

Propos de Jean Michel Quillardet,  Grand Maître du Grand Orient de France

 

 

Souvenons nous, transmettons espérons. S'engager résister combattre.

On ne va pas à Jérusalem avec ses pieds, on ne construit pas un temple avec ses mains et ses outils, on va à Jérusalem avec son cœur on construit un temple avec son cœur.

Ce soir nous avons entendu le cœur des maçons s'exprimer. Le cœur des maçons de Tulle, le cœur des maçons du Limousin. Mais ce cœur c’était le notre. C'était notre histoire, c'était également nos martyrs c’était nos exemples. Je pense d'abord ici à tous ceux qui ont été victimes de la barbarie nazie et du régime de Vichy. Les francs-maçons les francs-maçonnes mais tout ceux qui ne l’ étaient pas et qui ont combattu une certaine idée de l'homme pour une certaine conception de l'humanité.

Je pense, oui, à  tous ces jeunes qui ont été évoqués tout à l'heure ces pendus de Tulle. Je pense a Oradour. « Oradour ! Oradour ! Oradour ! » clamait Jean Tardieu. Ce crime impensable ce crime inconcevable et qui pourtant fut crime et crime commis par d'autres hommes.

Je pense aussi à frère qui lui, en réchappa. Notre frère Sam Braun qui un jour vint dans une loge et raconta  sobrement sa déportation il avait 16 ans. Les coups les humiliations mais surtout à un moment donné, le jour où des gendarmes français sur ordre des préfets, français, qui n'hésitaientt pas dans les ordres de réquisition qu'ils signaient en quelque sorte comme des arrêtés de voirie et dont certains ajoutaient : « les enfants aussi ». Ce frère qui fut donc arrêté chez lui à Paris avec son père, sa mère et sa petite sœur. Envoyés au camp de Drancy, ils furent séparés. D'un côté et le père et le fils, de l'autre la mère et la fille. Et Sam Braun après tant d'années venait nous dire : « mon père, ma mère, ma petite sœur,  je ne les ai jamais revus ». Je pense aussi à Primo Lévi, qui lui aussi réchappa du camp de l'horreur,  revint de ce voyage de vers l'enfer, et qui, quelques années après, se donna la mort. Pour deux raisons dit-il dans un texte parce qu'il ne pouvait supporter  l’idée que les hommes, que des hommes, que l'humanité fut capable d'une telle ignominie. Mais aussi parce qu'il ne pouvait supporter l'idée que lui, survécut, alors que tant d'autres des femmes des enfants des hommes restèrent là-bas. Après Auschwitz, je ne sais plus qui a dit : « comment peut-on encore être heureux ? Comment peut-on encore être un homme, un homme debout ? ». Et pourtant l'histoire a continué. On a pu penser que peut être, cette tragédie allait permettre aux hommes en quelque sorte de se de se retourner sur eux-mêmes et tous ensemble de se rassembler pour qu'en effet tout cela ne fut plus possible. Il y a quelques années encore aux portes de notre pays, des charniers, des atrocités était commises, en Bosnie, en Serbie, à Timisoara en Roumanie. Il y a quelque temps encore un nouveau génocide, un nouveau crime de l'humanité était inscrit au fronton de la tristesse de l'histoire : celui de Rwanda. Et j'entendis de mes propres oreilles une rescapée nous expliquer qu’elle vit de ses propres yeux son mari et ses enfants assassinés à la machette. Et le soir venu, les assassins  chantaient, dansaient au son du tambourin comme finalement, et beaucoup d'écrivains l’ont dit, le patron du camp de concentration  qui les envoyait tous à la mort, le soir venu, pouvait se recueillir avec femme et enfants en écoutant Mozart. Je pense à tous ceux aussi qui en ce moment même en Tchétchénie oui, mais aussi au Darfour sont violés, sont emprisonnés, sont battus, sont meurtris systématiquement, sont déportés dans des camps et qui vivent sans doute dans des circonstances historiques qui sont différentes, qui vivent ce qu’ont vécu vos ancêtres, nos ancêtres.

Ce soir, j'ai ressenti une terrible émotion. Une terrible émotion, parce que c'est en effet le cœur qui a parlé, mais terrible, parce que c'était aussi un cœur qui pleurait, qui pleurait tous ceux dont on peut imaginer aujourd’hui le triste destin. Des hommes, des femmes qui ont été enlevés à leur destinée, qui ont été enlevés à leur histoire, qui ont été enlevés à eux-mêmes. Et je me dis que cette terrible émotion, elle est aussi belle, parce que nous nous sommes souvenus.

Paul Valéry a dit : «  L'histoire ne permet pas de prévoir mais elle permet de mieux voir ». Oui, se souvenir, toujours se souvenir et ne pas pardonner, car pardonner c’est oublier. Et lorsque l'on oublie lorsque l'on pardonne, on prive à nouveau les victimes de leur parole. Ces victimes qui ont tant crié. Ces victimes qui ont été tant brisées dans leur corps dans leur chair dans leur intelligence dans leur esprit. Si nous oublions et si nous pardonnons, nous n'entendrons plus leurs cris, et alors que notre vocation, que notre devoir est de leur rendre aujourd'hui encore, tant d’années après, leur dignité, leur liberté, leur belle et magnifique condition d'homme.

Il ne faut pas oublier, il ne faut pas pardonner et il faut assurer cette pédagogie de la mémoire, cette pédagogie de la mémoire qui est tout simplement la pédagogie d’une l'humanité d’horreur, mais aussi d'une humanité en marche vers le devenir.

Car il faut ici évoquer tous ces hommes, toutes ces femmes tous ces francs-maçons, toutes ces francs-maçonnes qui ont refusé qui ont combattu au péril de leur vie pour beaucoup et qui ont donc considéré que lorsque l'on pouvait rassembler des forces, rassembler des hommes, rassembler des femmes, dotés d'un idéal, dotés d'un peu de courage l’on pouvait tourner le sens de l'histoire, et ils ont tourné le sens de l'histoire.

Il y a au fond deux conceptions de l'homme : une conception de l'homme qui est fondée sur l'autorité une conception de l'homme qui est fondée sur l’inné une conception de l'homme qui est fondée sur la tradition ; et il y en a une autre qui est fondée sur le libre examen, sur l'acquis et sur le progrès. Et ces deux conceptions de la société, vous savez, lorsque les alliés des nazis avaient pour devise : « travail famille patrie ». C’était quoi ? C’était l'ordre la sécurité et le travail. C'était une conception de l'homme qui n'était pas la notre. Et à partir de ces conceptions là, l’on peut en effet penser que certains pouvoirs peuvent empêcher l’homme d'être libre et d'exercer ce libre examen d’empêcher l'homme de considérer qu'il peut s'améliorer qu’il peut progresser et que tout homme doit être respecté quelles que soient sa singularité, sa spécificité, et que toute société doit évoluer non pas sur des coutumes séculaires mais bien au contraire sur des projets d'avenir. Dans son beau texte sur la lumière Emmanuel Kant nous dit à peu près ceci : « le financier dit : faites ce que vous voulez mais payez. Le religieux dit : faites ce que vous voulez mais priez. Le fonctionnaire vous dit : faites ce que vous voulez mais exécutez. Et le roi vous dit : faites ce que vous voulez pensez ce que vous voulez mais faites que ce que je vous dis ». Il termine son propos en disant : « l'homme des lumières - c'est nous finalement - est un homme qui pense librement ».

Et Kant nous appelle par ce mot que vous connaissez : « sapere aude »  osez penser. Et bien c’est cela aujourd’hui, aussi le message : Il faut oser penser, et donc il faut oser, dire, exprimer tout ce que nous avons envie d’exprimer, refuser toute vérité imposée tout savoir imposé, tout pouvoir imposé.

L’Hymne à  la Joie a retenti tout à l'heure. Le message second que je tire de cette journée c'est aussi celui de l'Europe. Mais pour nous autres francs-maçons finalement l'Europe, c'est une idée, ce n'est pas un continent. L'Europe ce n'est pas une fin c'est une étape.. C’est une idée, c'est celle de l'Europe des lumières les valeurs universelles Grand Orient de France par l'histoire et Grand Orient de France universel par les valeurs que nous défendons. Ce n'est pas un continent, c'est cette philosophie, ce projet des lumières, ce projet qui permet à l’épanouissement de l’homme de s’exprimer, qui peut s'exprimer ici en Europe, je crois qu'il peut s'exprimer dans le monde entier. Ce n'est pas non plus une fin l'Europe. L’Europe c'est le début d'un monde sans frontières. Puis nous autres francs-maçons je crois que nous sommes d'abord des universalistes.

Vous savez, ce beau mot de cosmopolitisme, ce cosmopolitisme tant attaqué dans les années 30 par les ligues fascistes et néo-fascistes. Oui au cosmopolitisme des idées et des êtres qui peut avoir tant de flamboyance si ce cosmopolitisme est fondé sur la laïcité. Car la laïcité c'est aussi ce qui était combattu par les nazis et par le régime de Vichy. La laïcité c'est ce qui est combattu aussi au Darfour, parce que la laïcité c'est tout simplement de pouvoir vivre ensemble, quoique nous soyons, d'où que nous venions pour constituer un projet commun celui de la citoyenneté, et les crimes commis au Darfour c'est tout simplement des pouvoirs, des groupes, qui refusent la différence et qui veulent imposer leur propre vérité.

Albert Camus a écrit : « nos générations ont reconstruit le monde il appartiendra aux générations suivantes d'éviter que l'humanité ne se défasse ». Constat pessimiste mais lucide, on peut aujourd'hui parler de « l'ensauvagement » du monde.

Peut-être que grâce à nous, le monde sera un petit peu moins sauvage et qu'il y aura ainsi moins d'horreurs, moins de crimes.

Ah ! notre message n’est pas Messianique. Notre démarche est progressive, pas à pas, degré par degré.. Je crois cependant que le champ des possibles nous est ouvert Fragments du monde oui, fragments de l'humanité pour espérer pour qu'il y ait un petit peu moins de souffrances, un petit peu moins de peine un petit peu  moins de pleurs. Pleurs que nous avons entendus et nous avons pleuré en tout cas intérieurement, sont aujourd’hui notre espérance pour une humanité meilleure.